La douleur, c’est par exemple quand on se prend les doigts dans une porte. C’est quand le réel se montre indifférent à notre sensibilité, qu’il n’en fait qu’à sa tête, que nous butons sur lui, que nous nous cognons à son intransigeance et que ça nous fait mal.
Souvent, la douleur précède la souffrance mais elle n’en est pas la cause. Ce n’est pas la douleur qui nous fait souffrir, ce sont les questions qu’elle suscite : pourquoi cela nous arrive-t-il? Quel sens cela a-t-il? Nous souffrons du manque de sens, au sens concret du terme : que devons-nous faire pour que cela aille mieux, quelle direction devons-nous prendre pour que le sort cesse de s’acharner sur nous?
L’erreur que nous commettons souvent est de nous dire que l’univers est insensible à nos déboires, qu’il suit des règles, ses règles comme par exemple celle de la gravité, et qu’il n’a rien à faire de nous.
En vérité, c’est nous qui sommes indifférents à lui. Car les questions qu’il nous pose à travers les douleurs qu’il nous inflige, qui de nous s’en soucie vraiment? Qui trace sa route en ayant médité les questions qu’elles suscitent? Ne sommes-nous pas enclins le plus souvent à les esquiver?
Certes, il n’y a rien à faire contre la pesanteur et les douleurs consécutives à une chute sont ce qu’elles sont ; il n’y a rien à en dire de plus. Mais les questions que ces douleurs suscitent réclament des réponses. La souffrance naît de ce qu’il n’y est point répondu, qu’elles restent, comme on dit, en souffrance.
C’est comme s’il manquait des pièces à un puzzle. La douleur, c’est une pièce qu’on essaie de faire entrer là où elle n’est pas à sa place ; la souffrance, c’est l’absence de pièces, une lacune dans le puzzle qui nous hante, une absence de sens et de solution, l’absence d’un savoir venant combler le vide, le sentiment d’urgence qu’on ressent à le combler mais dans un tel dénuement que le lâche en nous s’y refuse.
Assumer la souffrance, c’est être une question vivante, tel l’oiseau qui sent ses ailes mais ne sait pas encore voler. Et c’est faire de sa propre existence une réponse courageuse et apaisante.
«Saint Augustin disait qu’il était pour lui-même sa propre question. Ce n’est pas vrai pour tout le monde. Il y en a en effet des gens qui n’ont jamais été que des réponses, à qui l’idée même qu’on puisse mettre en question les certitudes qu’on a sur soi paraît une bouffonnerie. Et puis il y a d’autres gens.
Je pense notamment à des ouvriers du chemin de fer qui auraient mené une existence toute de labeur et de simplicité quotidienne, si les troupes hitlériennes n’avaient envahi la France et s’ils n’étaient entrés dans la Résistance et dans les actions de sabotage. Beaucoup ont été fusillés, et certaines de nos gares conservent leurs noms gravés sur des plaques qui ne retiennent guère l’attention des vacanciers euphoriques ou des banlieusards pressés.
Quelques-uns ont eu plus de chance et, la guerre finie, sont retournés à des habitudes familiales et professionnelles qu’ils ont pour ainsi dire reprises comme si de rien n’était. Mais le regard qu’ils croisent parfois le matin dans la glace est celui d’un héros ; alors, gênés devant une grandeur qui les dépasse et qui est la leur, ils détournent les yeux et allument la radio pour penser à autre chose.
Il en va autrement pour la première catégorie, celle des délateurs qui, comme ils disaient, voulaient une situation « saine » et un pays « propre », et qui ont agi en conséquence en insistant bien dans leurs lettres sur leur sens du devoir et de l’intérêt général.
Eux, quand ils croisent leur propre regard, ne détournent pas les yeux : ils savent qu’ils sont des « gens de bien », de « vrais », de « bons » Français ; ils l’ont toujours su, et ils se sourient avec satisfaction.
Pour les uns et pour les autres, l’Occupation a été un moment de vérité, le seul probablement de toute leur vie, à l’issue duquel, dit Borgès, un homme entend son propre nom et voit son propre visage : un nom que le refus de l’ordre imposé rend irréductiblement propre pour les uns, un nom que la haine de tout ce qui fait exception ramène définitivement à l’anonymat pour les autres – et puis un visage : énigmatique pour le héros qui ne s’y reconnaît pas, justifié pour le délateur qui s’y complaît.
Si l’Occupation a été à chaque fois un moment de vérité, ce n’est pas de la même vérité qu’il s’agit pour un héros modeste et pour un délateur satisfait : un savoir est incontestablement apparu à l’instant du premier sabotage pour l’un, de la première dénonciation pour l’autre, mais il reste extérieur à l’homme qu’il concerne en quelque sorte malgré lui (rien dans la vie et dans les projets d’un simple cheminot n’indique la possibilité de l’héroïsme), alors qu’il définit totalement un individu qui effectue ce qu’il a toujours été (haine de l’exception, le conformisme est d’abord protestation contre elle c’est-à-dire déjà tendance à la délation).
Ainsi, on ne peut interroger l’idée que la vérité aurait un moment propre sans le faire en fonction d’une alternative, celle de la rupture et de la confirmation, dont le savoir est l’enjeu.
Par moment de vérité, c’est donc toujours une suspension du savoir qu’on entend : quelque chose comme une distance qu’il prend par rapport à lui-mêmepour différer le fait qu’il était, de la vérité qu’il sera ou qu’il ne sera pas.
Un acte de délation peut surprendre, mais il n’étonne jamais quand on sait par qui il a été commis ; par contre personne, et surtout pas eux, n’aurait cru de simples cheminots capables d’un tel courage.
Pourtant même la délation reste imprévisible, évidente seulement par après, exactement comme était imprévisible l’héroïsme d’une vie qui s’attendait calme et résignée. Un moment de vérité est donc une sorte de crise : moment indécis où un processus peut aussi bien se confirmer et s’accentuer, que s’abolir ou se subvertir.
S’il s’accentue, alors le savoir préalable devient la vérité : par la délation, le conformisme cesse d’être une attitude contingente et dont on peut toujours se libérer, pour devenir la vérité définitive d’une existence, puisque l’exception qu’on éradique est justement la différence de la vérité et du savoir. Il est donc définitivement vrai qu’un délateur est un délateur : son acte est tout de confirmation.
Dans le cas contraire, non seulement le savoir ne devient pas la vérité, mais c’est la vérité même qui ne s’entend plus qu’en extériorité radicale au savoir : les cheminots de la Résistance savent qu’ils sont des héros, puisque tout le monde le sait ; mais ils ne le comprennent toujours pas et aperçoivent là comme un malentendu. Il n’est pas vrai qu’un héros est un héros : c’est seulement une réalité, dont il ne sait que faire. Satisfaction des uns ; gêne des autres.
La notion du moment relève d’une problématique du temps. Par moment de vérité, on entend donc la crise temporelle où s’articulent les deux questions du savoir et de la vérité : un non-lieu du monde où tout reste suspendu, où les finalités habituelles cessent de valoir même quand elles vont être confirmées, où par conséquent la vectorialité du temps disparaît quand celui-ci semble virer à l’éternité : d’un côté l’angoisse blanche du risque trop grand pour être pensé, de l’autre la jouissance de dénoncer…
Un instant – l’instant de vérité (le déraillement du convoi ennemi, l’envoi de la lettre) – viendra le clore en décidant ou bien d’identifier, ou bien de différer savoir et vérité.
On peut alors penser le rapport si ambigu que ceux-ci entretiennent l’un avec l’autre, en interrogeant la corrélation d’un temps pur et d’une instance décisionnelle qui ne soit, paradoxalement, le fait d’aucune volonté parce qu’elle est instantanée et que toute volonté s’inscrit dans la continuité du monde.
Voilà ce qu’est un moment de vérité : du temps pur, fermé par une décision étrangère à toute réflexion, révélant enfin si un sujet est vraiment ce qu’on sait qu’il est, ou s’il y reste étranger.»
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