Problématique

Au lendemain de la crise financière de 2008, Franck Riboud, alors patron du géant alimentaire Danone, s’interroge :

« [Les évolutions de la crise] nous rappellent qu’on ne peut faire l’économie d’une forme de solidarité entre acteurs. Elles nous rappellent le bon sens : qu’aucun organisme ne se développe dans un milieu appauvri ou dans un désert. Et qu’il est donc de l’intérêt même d’une entreprise de prendre soin de son environnement économique et social, ce qu’on pourrait appeler, par analogie, son « écosystème ». (…) La question n’est donc pas de savoir s’il faut ou non faire du profit (…). La question est de savoir comment on construit son profit dans la durée et comment on l’investit en tenant compte des contraintes et des intérêts de ses différentes parties prenantes. En un mot, comment on gère les équilibres complexes et les inévitables contradictions entre efficacité et protection, court terme et long terme, intérêts individuels et bien-être collectif… ».1

Cette question est toujours d’actualité. En 1973 déjà, Ernst Friedrich Schumacher évoquait la problématique en ces termes : « Il est assez facile de voir que, tout au long de notre vie, nous nous heurtons à la nécessité de concilier des contraires qui, sur le plan de la logique, ne sont pas conciliables. »2

Et comment le seraient-ils quand la logique que nous mobilisons est fondée sur les oppositions. « Il n’existe pas un seul concept, [en effet], qui n’ait son opposé et ne se définisse par lui. Haut et bas, pointu et creux, jour et nuit, constituent des couples, dont aucun membre ne peut être pensé séparément: ce sont des différences et chacune est toujours sous-entendue dans l’autre, l’univers n’étant en somme qu’un miroir où toute réalité prend appui sur son inverse exact, c’est-à-dire son image reflétée. »3

De fait, notre logique est fondamentalement clivante et nous incline à choisir entre les deux branches d’une alternative. Nous pouvons certes lui échapper en usant d’analogies, de métaphores, d’allégories – c’est ce que font les poètes – mais qui d’entre nous pense et agit à la façon d’un poète dans sa vie de tous les jours, et à fortiori dans sa vie professionnelle ?

Paradoxalement, c’est la science qui, sans rien perdre de sa rigueur, nous invite aujourd’hui à assouplir notre façon de penser, et nous encourage à user d’une logique non binaire qui transcende les contradictions à travers le concept Bohrien de complémentarité. Une logique qui semble favoriser l’expression d’une intelligence dépassant l’entendement humain.

Méthode

Cela nécessite de la part des individus qu’ils agissent dans une certaine ignorance, qu’ils prennent un risque. Mais ils ne sont pas totalement démunis. Ils disposent d’une boussole qui leur indique, à condition de savoir la lire, la direction à prendre.

Cette boussole pointe en direction des universaux concrets11. Universaux en ce sens qu’ils sont communs à tous. Concrets en ce sens qu’ils sont éprouvés dans notre chair. Les universaux concrets se distinguent des concepts, des lois naturelles ou des abstractions universelles en cela que nous les éprouvons. Et si nous les éprouvons, c’est parce qu’ils nous échappent. Ils échappent à toute définition. Ainsi du vrai, du bien et du beau dont le philosophe et essayiste Jérôme Deshusses nous dit ceci :

« Le vrai et le faux, dans l’ordre logique, le bien et le mal, dans l’ordre éthique, le beau et le laid, dans l’ordre esthétique, ne peuvent pas avoir de critère, ni de condition, ni de définition puisqu’ils sont justement tout cela. Un critère du vrai doit déjà être vrai ; une définition du beau produirait d’elle-même toute la beauté, et mécaniquement, ce qui est contradictoire ; une condition du bien serait bonne, et aurait par là, déjà, le bien pour condition. Les arguments de Kant à ce sujet sont irréfutables, bien que la Raison Pratique soit incomplète. Le bien et le mal ne sont subordonnés à rien, aucun paramètre ne peut les cerner, aucune formule ne peut les contenir, et rien, par conséquent, ne peut faire qu’ils se discutent. Le bien n’est ni l’utile, ni le plaisant, ni le nécessaire (…), il va, au besoin, contre tous les intérêts possibles, collectifs ou individuels : sauver un homme qui se noie peut être sans utilité, refuser de mentir peut être déplaisant ou même fatal, et si tuer un homme, même en cas de légitime défense, n’était pas fondamentalement mauvais, on n’aurait pas besoin, précisément, d’invoquer la légitime défense. Pour le torturé, le mal serait de dire la vérité à son tortionnaire ; son devoir est donc de mentir, mais il n’en doit pas moins, ce faisant, justifier son mensonge auprès de sa propre conscience. Quiconque a déjà menti par nécessité (donc tout le monde) sait combien, au moment où il l’a fait, il a détesté le faire, c’est-à-dire détesté le mal majeur que lui faisait accomplir ce mal mineur (…). C’est ainsi qu’à chaque instant le bien et le mal exigent d’être situés sans aucun critère, parce qu’ils sont les critères suprêmes et qu’on ne situe pas ce qui situe tout.»12

Les universaux concrets que sont le vrai, le bien et le beau nous situent absolument, qui que nous soyons, où que nous soyons, quelles que soient les circonstances. Nous pouvons bien entendu leur désobéir mais alors, comme le dit le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, nous sommes surdéterminés à être malheureux. Nous sommes alors pareils à l’oiseau migrateur qui ne répond pas à l’appel de la migration :

«Le destin de l’oiseau migrateur est de migrer ; il peut ne pas le faire, mais sa vie sera plus difficile et au fond davantage surdéterminée en n’accomplissant pas le voyage qu’en l’accomplissant : il sera l’oiseau migrateur qui ne migre pas. Au lieu d’être plus libre, celui qui n’assume pas son destin s’y retrouve au contraire enchaîné et il lui revient sous forme de fatalité.»13

Et en effet, c’est être libre que de répondre aux appels que les universaux concrets nous lancent car cela oblige le plus souvent à entrer en dissidence avec la pensée commune.

Mais bien qu’il s’agisse d’une dissidence, elle n’est pas productrice de chaos. Au contraire, en répondant aux appels des universaux concrets, des jonctions s’établissent avec les autres. Et ces jonctions indiquent le chemin d’une issue commune à tous. Ces jonctions sont comme des articulations ; elles articulent la situation cognitive en même temps qu’elles articulent les individus entre eux. Aussi longtemps que chacun agit en fonction du vrai, du bien et du beau, elles coordonnent le collectif qui agit dès lors, selon l’expression de Spinoza, « comme un seul esprit et comme un seul corps »14, c’est-à-dire comme un superorganisme.

Des jonctions s’établissent qui indiquent une issue commune à tous

Ainsi là «où, sans critère, sans raisons logiques, sans intérêt, nous sommes tous mis en demeure de faire les mêmes choix et d’être du même avis, c’est (…) ce que l’histoire humaine révèle de plus sublime : nous sommes Un. Que nous devions être de plus en plus ce que nous sommes, tel est le but de l’Evolution, aussi loin que nous puissions voir. »15

Simone Weil ne dit pas autre chose lorsqu’elle écrit : «La vérité est une. La justice est une. Les erreurs, les injustices sont indéfiniment variables. Ainsi les hommes convergent dans le juste et le vrai, au lieu que le mensonge et le crime les font indéfiniment diverger. L’union étant une force matérielle, on peut espérer trouver là une ressource pour rendre ici-bas la vérité et la justice matériellement plus fortes que le crime et l’erreur.» Et d’ajouter:
«Il y faut un mécanisme convenable. Si la démocratie constitue un tel mécanisme, elle est bonne. Autrement non.»16

Force est de constater que notre démocratie, et d’une manière plus générale notre façon de prendre des décisions (que ce soit au sein d’une assemblée de députés ou d’actionnaires, d’une institution internationale ou d’une famille, d’une multinationale ou d’une petite entreprise), n’est pas très bonne. Essentiellement fondée sur la logique aristotélicienne du tiers exclu, elle n’admet pas la plurivocité, les bifurcations, les chemins de traverse. Elle refuse d’admettre que des individus agissant en conscience, c’est-à-dire répondant à l’appel des universaux concrets, puissent être intelligemment ordonnés en l’absence d’un dirigeant en surplomb de la scène. Elle fait taire la pensée singulière qui se cherche, qui creuse sa propre voie, qui refuse l’arraisonnement et l’embrigadement par l’un ou l’autre camp issu de la pensée binaire. Elle favorise le manichéisme et empêche la situation cognitive de se déployer, avec les conséquences que l’on sait sur l’intelligence collective, réduite à n’être plus que celle des décideurs : une intelligence pyramidale, à cent lieues de l’intelligence supra individuelle évoquée par Mioara Mugur-Schächter.

Il n’est pas question pour autant de supprimer les instances de décision. Des décisions doivent être prises. Simplement leur processus d’élaboration nécessite qu’on améliore les mécanismes en place (qu’ils soient démocratiques ou pyramidaux).

C’est à cette fin que nous avons imaginé le dispositif NOOSSOON, un espace au sein duquel on apprend à cheminer dans l’existence à l’aide de la boussole qui pointe en direction des universaux concrets. Et un espace où l’on apprend à laisser mûrir les décisions, qui, pour les plus complexes d’entre elles, ne doivent plus émaner de quelques individus s’appuyant sur leur savoir, mais résulter du déploiement de la situation cognitive, intégratrice des différentes perspectives en présence.

Déploiement

Mais NOOSSOON n’est pas qu’un lieu d’apprentissage. C’est aussi une entreprise qui met à l’épreuve sa théorie et son dispositif au sein même de ses instances de décision. A travers sa prospérité économique, elle entend faire la démonstration qu’il est possible de transcender , et pas seulement de gérer, les inévitables contradictions qu’évoquait le patron de Danone «entre efficacité et protection, court terme et long terme, intérêts individuels et bien-être collectif».

Car non, la problématique ne se pose pas en termes de gestion des «équilibres complexes», comme le croyait Franck Riboud, mais en termes de devenir :

  • Désirons-nous être au service de ces méga-machines que sont les entreprises et les nations, ou voulons-nous faire de ces dernières des incarnations d’une conscience transindividuelle, d’une éco-conscience pourrait-on dire ?
  • Désirons-nous que ces organisations, auxquelles nous dédions l’essentiel de nos vies, continuent de jouer au jeu à somme nulle consistant à faire gagner aux uns ce que les autres perdent, ou désirons-nous que les organisations préfigurent à leur échelle ce que pourrait être à l’avenir une humanité agissant « comme un seul esprit et comme un seul corps » (sans n’avoir rien perdu de sa diversité) ?
  • Désirons-nous faire le jeu de ceux qui réduisent le monde à deux camps antagonistes qui s’affrontent pour dominer le monde (le Bien contre le Mal, l’Occident contre l’Orient, etc.), ou ambitionnons-nous d’édifier une cosmopolitique où les individus ne se laissent arraisonner ni par l’un ni par l’autre des deux camps ?

Si vous penchez pour les secondes branches de ces alternatives, nous vous invitons à prendre rendez-vous pour :

  • une présentation à distance de notre dispositif,
  • connaître les ambitions de notre organisation, son fonctionnement et sa stratégie d’essaimage,
  • et saisir, si vous êtes toujours partant, l’opportunité de nous rejoindre et de participer à une aventure humaine et entrepreneuriale qui fait sens.
Notes :
  1. Franck Riboud, dans Le Monde (2009) – La crise impose de repenser le rôle de l’entreprise ↩︎
  2. Small is beautiful – Une société à la mesure de l’homme, de E.F.Schumacher ↩︎
  3. Délivrez Prométhée, Jérôme Deshusses ↩︎
  4. L’Infra-mécanique quantique et examen critique du théorème de non localité de Bell – Principes d’une révolution de l’épistémologie révélés dans les descriptions de microétats, par Mioara Mugur-Schächter. ↩︎
  5. Il faut cependant nuancer ce constat. Une récente interprétation de la mécanique quantique (le bayésianisme quantique) permet de dissoudre tous ses paradoxes, mais il est vrai au prix d’une remise en cause de certains présupposés fondamentaux que beaucoup de scientifiques ne sont pas encore prêts à accepter. Cf Philosophie quantique, Le monde est-il extérieur?, du philosophe des sciences Michel Bitbol. ↩︎
  6. 16 combinaisons possibles : 0000, 0001, 0010, 0011, 0100, 0101, 0110, 0111, 1000, 1001, 1010, 1011, 1100, 1101, 1110, 1111 ↩︎
  7. Dans Citadelle, Saint-Exupéry évoque « l’intelligence » de l’eau : « Elle s’appuie contre les parois et attend les occasions. Car vient le jour où les occasions se montrent. Et l’eau nuit et jour inlassablement pèse. Elle est en sommeil en apparence et cependant vivante. Car à la moindre craquelure la voilà qui se met en marche, s’insinue, rencontre l’obstacle, tourne l’obstacle si c’est possible, et rentre en apparence dans son sommeil, si le chemin n’aboutit pas, jusqu’à la nouvelle craquelure qui ouvrira une autre route. Elle ne manque point l’occasion nouvelle. Et, par des voies indéchiffrables, que nul calculateur n’eût calculées, une simple pesée aura vidé le réservoir de vos provisions d’eau. » ↩︎
  8. Ceci corrobore l’intuition kantienne nous invitant à « ne plus considérer que notre connaissance se règle sur les objets, mais qu’au contraire les objets se règlent sur notre capacité de connaître. » Relations, Synthèses, et Arrière-Plans (Philosophie transcendantale et physique moderne), Michel Bitbol ↩︎
  9. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur LE BLOB sans jamais oser le demander, d’Audrey Dussutour ↩︎
  10. La physique allait devoir désormais renoncer au déterminisme strict hérité de Laplace et concilier déterminisme et probabilités, au grand dam d’Einstein, convaincu que « Dieu ne joue pas aux dés ». ↩︎
  11. Le terme « universaux concrets » m’a été inspiré par Miguel Benasayag qui dans Résister, c’est créer, écrit : «Une situation s’inscrit dans une multiplicité lorsqu’elle fonctionne autour d’un universel concret, c’est-à-dire en affirmant que la totalité ne peut exister que dans la partie et non comme somme de toutes les parties. Qui est tombé amoureux le sait : il ne viendrait à l’idée de personne de prétendre que l’amour serait l’addition de toutes les amours du monde, ou de toutes celles que chacun a vécu. Nous savons tous qu’au moment où on l’éprouve, et à chaque fois, il est là, intact et tout entier. Ainsi en est-il de la justice ou de la liberté : il ne s’agit pas d’une totalité abstraite, mais bien d’un universel concret à l’intérieur de chaque situation où elles se jouent, ici et maintenant.» ↩︎
  12. Délivrez Prométhée, Jérôme Deshusses ↩︎
  13. Résister, c’est créer, Miguel Benasayag, Florence Aubenas ↩︎
  14. « Les hommes, dit Spinoza, ne sauraient souhaiter rien de plus précieux pour la conservation de leur être que le fait de s’accorder tous en toutes choses, de telle sorte que les Esprits et les Corps de tous composent comme un seul Esprit et comme un seul Corps, afin que tous s’efforcent ensemble, autant qu’ils le peuvent, de conserver leur être, et recherchent ensemble l’utilité commune à tous. » Scolie, Proposition 18, partie IV, Ethique de Spinoza ↩︎
  15. Délivrez Prométhée, Jérôme Deshusses ↩︎
  16. Note sur la suppression générale des partis politiques, Simone Weil ↩︎