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Vers l’Unité : Le Pont Quantique

Un jour, proche ou lointain, je ne sais pas, nous aurons pleinement effectué le passage du paradigme classique au paradigme quantique. À partir de ce moment, la distinction entre sciences humaines et sciences de la nature, entre sciences dites « molles » et sciences dites « dures », se sera estompé. Nous aurons compris que les secondes, pas davantage que les premières, ne peuvent prétendre à l’objectivité absolue, car les phénomènes étudiés sont indissociables des pratiques et des outils par lesquels nous les explorons. Les chercheurs, loin d’être de simples observateurs extérieurs, seront reconnus comme partie intégrante des phénomènes qu’ils décrivent. Ce jour-là, un pont aura été établi entre la subjectivité du « je » qui s’exprime dans les récits humains et l’objectivité apparente des descriptions scientifiques impersonnelles. Ce pont unira la littérature et la science, le mythos et le logos, permettant de circuler librement entre ces deux sphères. La physique quantique, en révélant l’impossibilité de séparer l’objet étudié des moyens de son exploration, et en se concentrant sur des potentialités plutôt que sur des réalités fixes, offrira un levier d’action sur nos vies et nos pratiques bien plus puissant que ceux dont nous disposions jusqu’alors.

Pour approfondir, un extrait de Théorie quantique et sciences humaines, ouvrage collectif sous la direction de Michel Bitbol :

«Tant qu’on s’en tient à la physique classique (…), on peut accepter la stricte dichotomie entre sciences de la nature et sciences humaines (…). Les sciences de la nature ont ici pour résultat l’explication des processus qui en relèvent, tandis que les sciences humaines se fondent sur la possibilité qu’a le sujet humain de comprendre ses co-sujets, c’est-à-dire de simuler leurs états intérieurs, d’imaginer ce qu’il aurait fait s’il s’était mis à leur place. Les sciences de la nature expliquent un milieu étranger, qu’il nous est loisible de contempler à distance, tandis que les sciences de l’homme recueillent l’enseignement d’un jeu de variations de nos insertions possibles dans la situation et dans les pratiques (instrumentales et langagières) de nos semblables. (…)
Selon cette version de la distinction traditionnelle, les sciences de la nature parviennent à séparer complètement leur objet de ses moyens d’étude et de désignation linguistique. Au contraire, les sciences humaines sont condamnées à maintenir un lien inextricable entre ce qu’elles visent étudier (les « états de choses ») et leur grille de lecture interprétative véhiculée par le langage qu’elles emploient (les « énoncés »). (…)
À cela s’ajoute une seconde distinction (…) : les sciences de la nature au sens classique décrivent ce qui arrive, ce qui est actuel, alors que les sciences humaines se contentent d’identifier ce qui, dans leur terrain d’étude, recèle des potentialités pour ce qui y sera accompli. C’est que les sciences humaines ne portent pas tant sur les causes déjà présentes, que sur les raisons d’agir dans le futur ; pas tant sur les faits constatés, que sur les normes gouvernant ce qui reste à faire. (…)
Or, les deux différences épistémologiques majeures qui viennent d’être répertoriées entre la science de la nature et les sciences humaines se trouvent en partie annulées lorsque les sciences de la nature passent du paradigme de la physique classique à celui de la physique quantique. En premier lieu, la physique quantique travaille sur un matériau expérimental dans lequel la séparation entre ce qui est exploré et les moyens de l’exploration, entre ce qui est désigné et les normes de désignation en vigueur dans l’environnement macroscopique, rencontre des limites fondamentales. Comme les sciences humaines, la physique quantique doit tenir compte de l’implication des pratiques de connaissance dans le phénomène à connaître. Comme les sciences humaines, la physique quantique traite d’une situation où l’acte épistémique est coextensif à son domaine d’étude. En second lieu, en raison des limites à la séparation entre domaine exploré et moyens d’exploration, la physique quantique ne peut plus prétendre décrire comme de l’extérieur les propriétés des entités de ce domaine. Tout ce qu’elle peut spécifier est l’évolution d’un instrument de prévision probabiliste (le vecteur d’état) utilisable comme directive interne pour le travail expérimental et technologique. Comme les sciences humaines, la physique quantique concentre son activité théorique sur l’identification de potentialités permettant d’orienter des opérations efficaces, et non plus sur la mise en évidence d’actualités supposées indépendantes des instruments d’intervention.» Extrait de Théorie quantique et sciences humaines, Michel Bitbol