Le livre blanc

Constituer un collectif dont l’intelligence est supérieure à celle de ses parties, des espèces savent le faire, en témoignent les superorganismes que forment les fourmis ou les abeilles. L’intelligence collective des humains peine en revanche à dépasser celle de ses membres. Peut-être en raison de la logique dont nous usons pour prendre collectivement nos décisions.

Cette logique, c’est celle de Platon, reprise et amplifiée par Aristote. Fondée sur les principes de non-contradiction et du tiers exclu, elle n’admet pas qu’une chose puisse être ET ne pas être (principe de non-contradiction), ni qu’une troisième possibilité puisse exister (principe du tiers exclu). En d’autres termes, une chose est OU n’est pas, et rien d’autre. Et gare à celui qui osera prétendre le contraire : il sera taxé de relativisme, voire soupçonné d’avoir cédé à la post-vérité.

Cette intransigeance à l’égard du relativisme, nous la devons à Platon et Aristote qui en firent l’une de leurs cibles prioritaires. Selon le philosophe des sciences Michel Bitbol, leur réquisitoire « a façonné le destin de la philosophie en Occident. Dans son Théétète, Platon énonce ainsi la position de ses adversaires relativistes : « Rien n’existe en soi et par soi, mais tout se produit par un entrecroisement de relations (…) ; il n’y a rien qu’on puisse dire être individuellement lui-même et en lui-même, mais tout devient constamment pour un corrélatif, et, de toutes façons, le mot “être” est à éliminer. » Aristote reproche aux partisans d’une telle position de renoncer à toute perspective d’unité de l’être par-delà la pluralité des points de vue, et à la quête de stabilité par-delà l’impermanence du sensible. Il les accuse de rendre ainsi impossible le projet d’une connaissance éternelle et universelle du monde, c’est-à-dire d’une authentique épistémè. »1

Mais si le développement des sciences, notamment physiques, doit beaucoup à cette critique platonico-aristotélicienne du relativisme, la théorie scientifique la plus féconde jamais élaborée, à savoir la théorie quantique, manifeste que les adversaires de Platon avaient sans doute raison !

En effet, « depuis quelques années déjà, plusieurs philosophes de la physique ont remarqué à quel point il est facile de comprendre le symbolisme des théories quantiques si l’on admet que celui-ci dénote de pures relations sans jamais fixer ou identifier des termes entre lesquels s’établiraient ces relations. Pour Paul Teller [1986], les paradoxes que recèle la mécanique quantique lorsqu’elle est censée traiter des « états de systèmes physiques » se dissolvent presque immédiatement si on la comprend comme compte rendu d’un réseau de relations non survenantes2. (…) David Mermin [1998] et Carlo Rovelli [1997] ont ainsi réinterprété avec succès la mécanique quantique en admettant que : « Les corrélations ont une réalité physique ; ce qu’elles corrèlent n’en a pas » [Mermin] . »3

Cependant, la corrélation n’existe qu’au regard d’un tiers qui établit la relation. Loin d’être passif, ce tiers découpe dans le réel ce qui fait sens pour lui. Ce tiers n’est pas le tiers exclu auquel songeait Aristote. Il n’est pas une chose et son contraire, mais la condition de possibilité qu’une chose soit ou ne soit pas, par ses découpages dans le réel. Ce tiers exclu, c’est bien sûr chacun d’entre nous.

Entendons-nous bien : les découpages que nous faisons, nous les tiers exclus (qui, notons-le au passage, nous excluons nous-mêmes des relations que nous objectivons) ne sont pas arbitraires. Nous disons juste que plusieurs découpages peuvent être faits, dont certains sont contradictoires. Plutôt que de les rejeter, mieux vaut les considérer comme complémentaires, au sens bohrien du terme, c’est-à-dire relatifs à des contextes mutuellement exclusifs. C’est par exemple le cas de l’électron, qui selon le contexte expérimental est vu soit comme une onde soit comme un corpuscule, mais c’est aussi le cas du champignon, qui selon le contexte d’énonciation peut désigner un eucaryote, un légume ou encore une pédale d’accélérateur !4

D’ailleurs, selon Wittgenstein, nous ne pouvons « nous figurer aucun objet en dehors de la possibilité de sa connexion avec d’autres »5. Si une chose nous paraît exister en soi, c’est en raison du très grand nombre de configurations possibles de connexions.

L’espace tridimensionnel lui-même n’échappe pas à cette règle. Si celui-ci nous paraît exister en soi, c’est parce que chaque chose que nous distinguons suppose un arrière-plan invariant duquel la découper. L’espace est cet arrière-plan autorisant le plus grand nombre de connexions, de points de vue possibles. L’espace est une construction. Pour le mathématicien Raymond Poincaré « il est construit en tant qu’inventaire de nos possibilités de mouvement, et la géométrie euclidienne s’ensuit. (…) La géométrie euclidienne n’est ni une représentation passive d’une réalité extérieure ni un empilement de recettes : elle exprime de manière optimale la cohérence des mouvements accessibles à un être à la fois sensible et capable de motricité. »6

Non seulement l’espace mais la réalité tout entière « ne se donne jamais que comme corrélat immédiat ou médiat d’une conscience. Lorsque nous évoquons une réalité indépendante, nous faisons une opération d’auto-basculement, nous nous abstrayons de cette réalité que nous voudrions penser comme indépendante de nous. (…) Mais nous ne devrions pas oublier que cette opération d’abstraction n’est elle-même qu’un mouvement de notre esprit ! Dès lors nous sommes forcés de reconnaître que toute réalité à laquelle nous avons affaire ne se présente jamais que comme objet (positif ou négatif) d’un acte conscient. »7

Autrement dit, le processus d’objectivation ne consiste pas à dépeindre, à représenter fidèlement ce qui est ; c’est une création, en quelque sorte une œuvre d’art, une poièsis.

Antoine de Saint Exupéry ne s’y trompe pas lorsque, s’interrogeant sur l’acte créateur du poète, il écrit : « Quand je prends une image poétique j’observe qu’elle est constituée en général par deux éléments dissemblables liés entre eux par une articulation d’ordre logique. (…) Ces éléments n’ont pas un lien logique si évident que le terme de comparaison suffise à l’esprit. Il reste quelque chose d’inexpliqué dans cette conjugaison. Mais l’ensemble a été proposé comme logique à l’esprit, de même que deux images stéréoscopées, bien que dissemblables, ont été proposées comme représentant le même objet. L’esprit pour rétablir cette identité crée l’espace (ou la perspective). Dans le cas de l’image poétique, pour établir, pour valider le lien logique il crée aussi un univers. On se situe d’emblée, et sans le savoir, dans l’univers où ce lien est évident. Cet univers est total quoique non explicite. On ne sait même pas qu’il existe et cependant on le subit. Ou, plus exactement, on subit une certaine attitude vis-à-vis de cet univers non formulé et qui n’existe là derrière que comme caution. On est renouvelé, on fait partie d’une certaine civilisation neuve. »8

Rappelons tout d’abord, en compagnie du philosophe et essayiste Jérôme Deshusses, ce qui distingue le logique de l’analogique:

« Il n’existe pas un seul concept, on le sait, qui n’ait son opposé et ne se définisse par lui. Haut et bas, pointu et creux, jour et nuit, constituent des couples, dont aucun membre ne peut être pensé séparément: ce sont des différences et chacune est toujours sous-entendue dans l’autre, l’univers n’étant en somme qu’un miroir où toute réalité prend appui sur son inverse exact, c’est-à-dire son image reflétée.

Dans les couples Haut-Bas et Pointu-Creux, tout le monde apparentera le Haut avec le Pointu et le Creux avec le Bas. La parenté est saisie en raccourci, avant son explication, si tant est que celle-ci, logiquement parlant, existe, et qu’on puisse dire en quoi, par exemple, ce qui est creux se rapporte à ce qui est bas plutôt qu’à ce qui est haut. Si nous rangeons les deux couples en colonnes :

nous pouvons dire que les termes sont reliés horizontalement par un rapport logique et verticalement dans un rapport analogique. La pensée analogique, du point de vue du raisonnement, est toujours fausse : elle consiste, lorsque deux choses ont un caractère commun, à supposer immédiatement qu’elles en ont d’autres ou qu’elles sont carrément identiques. C’est la pensée hâtive par excellence, qui est cependant le fond de la pensée proprement dite puisque l’esprit ne peut travailler que sur des ressemblances, donc des analogies : toute idée, et même tout élément de langage, est un concept général rassemblant les ressemblants : « maison, moi, chien » désignent toutes les maisons, tous les moi, tous les chiens, etc.
Mais ce qui se trouve à la base de la logique se retrouve plus loin qu’elle : si l’analogie forme l’essentiel de la pensée sauvage et de la pensée enfantine, et marque autant la genèse de l’individu que celle de l’espèce, elle resurgit lorsque l’explication raisonnée serait longue, ou impossible, et elle sert de recours tantôt comme raccourci, tantôt en vertu de son pouvoir de choc, qu’elle doit à ce raccourcissement même (d’où l’expression « raccourci saisissant »). Le sauvage et l’enfant peuvent penser que la lune est le soleil modifié, la poésie peut dire que « la lune est le soleil de la nuit » : ce qu’on prenait pour raison devient comparaison. L’analogie règne donc là où le logique ne règne pas encore, puis règne à nouveau lorsque le logique ne peut plus régner – dans les domaines de l’art et de la mystique. (…)
Et plus on aura de couples logiquement opposés mais analogiquement superposés, mieux la richesse signifiante des termes apparaîtra, à la faveur de celle des autres. Les concepts apparemment les plus étrangers entreront ainsi dans un rapport de résonance ou d’harmonie, comme un trait devient progressivement un dessin ou comme les notes d’un accord se justifient entre elles. »10

En usant d’une parole poétique, nous nous situons dans un espace qui n’est pas l’espace neutre et uniforme décrit par la physique mais dans un espace symbolique à n-dimensions qui nous est propre, et sur fond duquel les mêmes phénomènes se détachent, mais selon une perspective nouvelle. L’espace symbolique est à son créateur ce que le tunnel est à ces deux personnages, un contexte qui donne sens.

Les deux personnages sont de la même taille. Mais compte-tenu du contexte dans lequel ils s’inscrivent, le personnage en arrière-plan nous apparaît, à juste titre, plus imposant. Au regard du contexte, «cela fait sens».

La perspective symbolique a fort logiquement pour point de fuite le sens, car c’est le sens qui nous guide dans la composition des innombrables combinaisons possibles qu’offrent les analogies. Chaque analogie est passée à son crible : fait-elle sens? Nous hésitons. Nous nous disons qu’en un sens, oui. Mais qu’en un autre sens, non. Cette quête sans fin de la justesse fixe le cap et fait du sens un point de fuite, reculant comme l’horizon à mesure que l’on s’avance vers lui. Une quête sans fin mais opérative, car nous orientant dans le dédale des contradictions.

Le travail sur les mots permet d’échapper au sens commun qui dérive de la logique mais il ne renonce pas pour autant à elle; simplement, il en fait un usage moins strict. Lors de ce travail, on s’autorise des incursions dans l’inconnu, tout en sachant qu’elles peuvent nous égarer. On explore, on s’aventure… jusqu’au moment où la pensée verbalise une idée qui nous délivre ! «Avant le mot, un conflit somatique, une trémulation privée de la maturité de l’acte; après le mot, une direction dans la conduite de l’existence. Et quand ce mot, justement, n’est pas disponible dans la langue? Vient le vers, ce «mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire» que le poète a pour mission de déposer en un site stratégique et organisateur des tensions, des malaises, et des manques.»11

Certes, la plupart d’entre nous ne s’estiment pas poètes. Pourtant nous l’avons tous été durant la prime enfance. Chacun d’entre nous a en effet composé un monde qui lui était propre jusqu’au moment où celui-ci a été arraisonné par celui des adultes. Qui a lu le petit prince de Saint Exupéry sait bien qu’avant d’être identifié comme un chapeau par les adultes, ce dessin représentait un boa ayant avalé un éléphant. Et qui a lu très attentivement le petit prince sait que s’il a préféré le dessin de la caisse à tous les autres dessins pour représenter son mouton, c’est parce que ce dernier était unique, donc irreprésentable.12

Vu sous cet angle, être poète n’est pas très compliqué : il suffit d’entrer en dissidence, de résister au sens commun, au sens dominant qui arraisonne et qui entend subordonner tous les autres sens au sien.

Mais “entrer en dissidence” ne signifie pas qu’il faille s’opposer frontalement au sens commun. Non, il s’agit bien plutôt de «cultiver son jardin» à travers les correspondances et de les mêler aux autres pour qu’elles se fécondent.

Le sens, pardi ! Mais le sens évoqué plus haut, celui vers lequel converge les lignes de fuite de la perspective symbolique; pas un sens qui puisse être saisi de n’importe où, n’importe quand et par n’importe qui; pas un sens absolu autour duquel nous graviterions et que nous serions en mesure de clarifier en partageant nos points de vue. Car, nous l’avons dit : le sens excède toujours le sens commun. Il est à ce dernier ce que les branches sont au tronc de l’arbre : une dissidence, un écart, un pas de côté. «La poussée vers le sens n’est possible que sur fond de l’omniprésence du non-sens, tout comme la lumière n’apparaît que par contraste avec l’obscurité. Il faut donc savoir faire bon accueil à l’invitation lancée par Albert Camus, de « soutenir le pari déchirant et merveilleux de l’absurde ».»21

C’est donc sur fond des contradictions, du non-sens, de l’absurde ressenti par chacun dans sa situation de vie, que peut naître l’ordre supérieur auquel nous soumettre, pour autant évidemment que nous fassions l’effort de faire sens de ce qui n’en a pas. Pour autant donc que nous exprimions notre refus du sens commun, du sens dominant quand celui-ci heurte notre sensibilité et que quelque chose de différent cherche à se dire à travers nous.

Le sens ne fait pas débat car il n’y a pas lieu de débattre de ce qui est polémique par essence. Pas de débat pour savoir ce qui fait sens. Nous exprimons simplement nos dissidences; nous ne cherchons ni à nous opposer, ni à concilier des positions contradictoires. Nous nous en remettons à la dynamique qui veut qu’à chaque fois que notre sensibilité nous alerte, nous cherchions à exprimer de la façon la plus juste ce qu’elle ne nous dit qu’à demi-mot. Et ainsi, de refus en refus, c’est la trajectoire de chacun qui se dessine dans l’espace symbolique, en se distanciant toujours de celle des autres, déployant ainsi une nuée de trajectoires, pareilles aux branches de l’arbre.

Ces paroles dissidentes restent toutefois unies, car elles partagent l’essentiel, à savoir leur quête de l’indiscible, c’est-à-dire du sens qui cherche à travers elles à se dire. Un sens qui est universel en cela que nous l’éprouvons tous dans notre chair, ou plutôt dont nous éprouvons tous le manque dans certaines situations et à certains moments de notre vie. Un universel concret donc, qui se distingue de l’universel abstrait, comme l’est par exemple la vitesse de la lumière. Un universel que nous éprouvons parce qu’il échappe à toute définition, à toute énonciation, à toute parole qui ne soit dissidente. Le sens, c’est ce qu’on en dit quand on dit ce qu’il n’est pas. C’est sur fond du non-sens que le sens se détache. Et sur fond du non-sens se déploie un espace symbolique qui loin de nous diviser nous unit, coordonne nos actes, à la façon dont un superorganisme coordonne ses parties : par stigmergie.

Intelligence collective arborescente

Un collectif stigmergique est un système au sein duquel « des individus (…) qui n’ont pas la faculté de penser la totalité de la construction dans laquelle ils sont pourtant engagés, qui n’obéissent pas aux ordres d’un planificateur de rang supérieur et dont la simplicité comportementale est sans rapport avec la complexité des réalisations qu’ils produisent, parviennent néanmoins à coordonner de façon indirecte leurs efforts à partir des effets directeurs des traces que leur activité individuelle laisse dans l’environnement. »22 La fourmilière en est un parfait exemple, les fourmis se coordonnant au moyens des phéromones qu’elles déposent sur leur passage.

Nous autres les humains « communiquons en grande partie de manière stigmergique, mais au lieu de marquer un territoire physique au moyen de phéromones ou d’autres types de signaux visuels, sonores ou olfactifs, nous laissons des traces symboliques.»23

Le risque avec ce type de coordination, c’est celui de tourner en rond, à l’image des fourmis quand au hasard de leur périgrinations elles ont formé un cercle et qu’elles se suivent les unes les autres, jusqu’à l’épuisement. Le “moulin de fourmis”, c’est ainsi qu’on l’appelle, n’est pas sans rappeler la boucle logique des hommes-astéroïdes… De même que la colonie doit sa survie aux fourmis dissidentes qui, s’écartant des traces de phéromone laissées avant elles, font dévier la colonie, les collectifs humains doivent leur survie aux paroles dissidentes. Et si parfois les hommes sont tentés par l’autoritarisme au nom de l’efficacité (nous l’avons vécu lors de la crise covid), c’est parce qu’ils ne se savent pas prisonniers d’une “spirale de la mort” (autre nom donné au moulin de fourmis) qui les conduit au suicide collectif.

Résumons-nous :

Pour éviter le suicide collectif, nous devons exprimer notre refus : refus du sens qui s’impose du dehors et que l’on ressent dans nos tripes comme absurde. Exprimer son refus, ce n’est pas s’opposer ni même concilier, c’est se livrer à un travail d’écriture poétique lors duquel on explore des voies nouvelles de façon à dire ce qui cherche à se dire et ne l’a pas encore été. C’est donner forme à une parole qui pèse, lourde de sens. Puis c’est la faire exister dans un espace commun, celui d’un collectif. Chaque parole est ainsi ingérée, digérée, et dans une certaine mesure métabolisée par le collectif qui se déploie à la façon d’un arbre. Et l’on s’étonnera de la sagesse de ce collectif-là au sein duquel les hommes ne s’affrontent pas, vivent en grande intelligence, sans soupçonner que la dissidence en est le chef d’orchestre…

Et la physicienne d’ajouter : « C’est la raison pour laquelle, jusqu’à ce jour, le formalisme quantique est ressenti comme si peu compréhensible, même par les physiciens et théoriciens qui l’ont longuement pratiqué et y ont réfléchi à fond. »28

Est-ce à dire qu’ils ne pourront jamais le comprendre? Bien sûr que non. Cela signifie qu’en l’état de leurs présupposés les plus fondamentaux, ils ne peuvent en saisir intuitivement le sens.

Mais comment pourrait-il en être autrement quand l’arrière-plan symbolique sur fond duquel le scientifique interprète les phénomènes et échaffaude ses théories est la «Nature» (ou le «Réel») qu’il se donne pour mission de dévoiler, à l’image de cette statue d’Ernest Barriast symbolisant «La Nature se dévoilant devant la science»?

LA NATURE se dévoilant devant la science, d’Ernest Barriast

Heureusement, sous les coups de boutoir des paradoxes de la physique quantique (non-localité, superposition d’état, intrication), cet arrière-plan symbolique est en train de fissurer, laissant passer à travers elle des tentatives avancées de saisir intuitivement ce que la mécanique quantique a à nous dire. Parmi elles, celle de Michel Bitbol qui voit dans la compréhension de la théorie quantique l’opportunité d’articuler deux façons de se tenir dans l’existence que tout semble opposer. Il écrit :

« En Occident, après Aristote, la connaissance (Épi-stémè, littéralement « se tenir au-dessus ») vise à se frayer une voie vers l’être à travers l’écran du paraître, à chercher les structures et les lois invariantes par-delà le courant du devenir, en somme à se tenir au-dessus de ce qui arrive afin d’en contempler l’essence éternelle. Et l’action se donne pour but de maîtriser, et de canaliser à notre profit, le champ des phénomènes dont le principe est ainsi contemplé. Mais au sud et à l’est de l’Asie, après Nāgārjuna et d’autres penseurs, la connaissance (Vidyā, littéralement « le voir ») repose majoritairement sur le principe de la résonance avec ce qui advient, de la participation plutôt que de la prise de distance, d’une pure « vision » inséparée de son visible, d’un éclat d’apparaître allégé de ses projections perceptives et intellectuelles. Quant à l’action, elle vise surtout à se délivrer des pulsions de maîtrise, à s’inscrire dans ce qui vient sans rien viser d’autre que l’inscription elle-même, à se libérer de l’attachement à ce « soi » qui demande à profiter. »29

En réalité, ces deux attitudes ne s’opposent pas. Elles sont orthogonales l’une à l’autre et sont complémentaires au sens bohrien du terme : elles sont certes mutuellement exclusives comme le sont le vrai et le faux, le jour et la nuit, la réalité et le songe. Mais loin de s’opposer et de s’affronter, elles sont les fils de chaîne et de trame, perpendiculaires l’un à l’autre comme le sont le logique et l’analogique, permettant de tisser la toile du monde que nous habitons.

Aussi, sans doute faut-il renverser l’allégorie d’Ernest Barriast : nous ne levons jamais un coin du voile du Réel, pas plus que dame Nature ne se dévoile devant nous; elle se laisse deviner en épousant le voile que nous lui tissons au moyen des mots.

La Vierge Voilée, de Giovanni Strazza

L’attitude occidentale privilégie les enchaînements logiques, la causalité stricte dans un temps linéaire et un espace tridimensionnel fixe et absolu. L’attitude orientale privilégie les chemins sinueux au gré des correspondances qu’elle compose poétiquement, dans l’instant présent et dans un espace multidimensionnel mouvant et relatif. La première, objectivante, va du parleur vers ce dont il parle, la seconde, poétique et sensible, remonte du monde objectivé à la source, à l’auteur-compositeur. La première a donné la voie du Héros, de l’agir dans le savoir; la seconde a donné la voie du Tao, du non-agir dans le non-savoir, c’est-à-dire celle de l’agir intuitif composant avec le paysage.

La voie du héros est souvent tragique. S’il ne prend pas conscience de son pouvoir créateur, il demeure prisonnier de la toile symbolique arraisonnée par les adultes. C’est elle, nous l’avons vu, qui donne sens et le pré-oriente dans la vie. Et quand bien même il ferait en sorte de lui échapper, à l’image d’œdipe, la fatalité s’acharnerait encore sur lui. Pour que cesse la malédiction, pour que ce qui se trame derrière son dos cesse d’aller contre son apparente volonté, notre héros doit se rendre aveugle au monde, à l’image d’œdipe s’arrachant les yeux, et doit reprendre le fil de son histoire interrompue précocement lorsque le sens commun, le monde des adultes , a fini par avoir raison de son monde propre . Il doit reprendre le « flambeau poétique apte à éclairer ses itinéraires à venir ». Par ce travail de composition, il peut espérer déjouer le sens commun qui s’imposait à lui. Et pourvu qu’il cesse de vouloir parvenir à ses fins par des moyens que sa raison lui dicte, pourvu qu’il lâche prise et consente à se laisser agir par le paysage symbolique nouvellement composé, il échappera au destin qui s’acharnait sur lui.

Il n’est peut-être pas innocent que le mot «texte» ait pour origine latine «textus», qui signifie tissu ou trame. C’est à travers l’écriture symbolique que se trame le destin de l’humanité. N’en déplaise à Elon Musk, nous ne nous sauverons pas à bord de navettes spatiales, mais à bord de navettes à tisser l’hyperespace de nos paroles singulières.

Notes
  1. Nagarjuna. Mettre fin aux controverses – Michel Bitbol ↩︎
  2. Non sur-venantes, c’est-à-dire non secondaires, non dérivables des objets qu’elles mettent en relations, mais au contraires premières, desquelles dérive l’idée que nous avons affaire à des objets. « C’est ce que suggère par exemple le premier Wittgenstein, selon lequel nous ne pouvons « […] nous figurer aucun objet en dehors de la possibilité de sa connexion avec d’autres » [Wittgenstein, 1993, p. 34]. L’autonomie des choses et des propriétés n’est donc à ses yeux qu’un faux-semblant dû au nombre illimité de possibilités de connexions qui les définit : « La chose est indépendante en tant qu’elle peut se présenter dans toutes les situations possibles, mais cette forme d’in-dépendance est une forme d’inter-dépendance avec l’état de choses, une forme de non-indépendance » [ibid.] . Autrement dit, l’indépendance des choses et propriétés est le nom que nous donnons à l’ouverture indéfinie des réseaux d’interdépendance où ils peuvent entrer. » La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle, Michel Bitbol ↩︎
  3. Ibid.  ↩︎
  4. Voir à ce propos Le tournant conceptuel quantique, par Massimiliano Sassoli de Bianchi ↩︎
  5. La mécanique quantique comme théorie essentiellement relationnelle, Michel Bitbol ↩︎
  6. Michel Bitbol, dans Le monde quantique – Les débats philosophiques de la physique quantique, sous la direction de Bernard d’Espagnat, Hervé Zwirn. Editions Matériologiques. ↩︎
  7. Ibid. ↩︎
  8. Carnets, Saint Exupéry ↩︎
  9. Citadelle, Saint Exupéry ↩︎
  10. Délivrez Prométhée, Jérôme Deshusses ↩︎
  11. MORPHOPOIESE Michel Bitbol Phréatique, n°74-75, 1995 ↩︎
  12. «Cette invisibilité du réel est le propre de l’objet réel qui demeure, proprement inconnaissable, inappréciable. Et toute duplication du réel ne serait que « fausse duplication » et « leurre ». Pourquoi? Parce que précisément sa singularité empêche toute représentation du réel, toute connaissance ou toute appréciation « par le biais de la réplique. » », Marc Alpozzo à propos du Réel selon Clément Rosset ↩︎
  13. Darwin, cité dans Small is beautiful, de E.F. schumacher ↩︎
  14. Cette souffrance, le mathématicien Grothendieck l’évoque en ces termes dans La clef des songes : «J’ai de bonnes raisons de penser que le sentiment de souffrance qui si souvent accompagne le travail créateur, ressenti comme un frein malencontreux à la création, est toujours dû à un état de résistance intérieure contre la création : c’est une « souffrance de frottement » indicatrice d’un puissant freinage inconscient, d’une division dans celui qui crée. C’est la division et c’est le frottement entre celui qui acquiesce à la foi et à la volonté créatrices, et celui qui s’y refuse. Plus précisément, c’est la division entre celui qui veut connaître (qui créé connaît et qui découvre crée…), et celui qui craint de connaître et qui s’arc-boute de toutes ses forces, avec une énergie parfois désespérée (et presque toujours avec succès…), contre la connaissance sur le point d’apparaître. Je crois que tant que ce conflit n’est pas résolu, tant que « celui qui a peur » n’a pas été clairement vu, et de ce fait même n’a été clairement séparé de celui que ne retient aucune peur dans son élan de connaissance ou dans sa soif de vérité – aussi longtemps la connaissance elle même, fruit intérieur de la création, garde le sceau de cette division violente et profonde qui avait marqué sa naissance ; tel un enfant qui resterait marqué de l’état de division de sa mère quand celle-ci l’a conçu, porté et enfanté, alors qu’une partie puissante de son être s’insurgeait contre les œuvres obscures du corps et contre ce qui allait naître…» ↩︎
  15. Maintenant la finitude (p445), Michel Bitbol ↩︎
  16. Ibid. ↩︎
  17. Dans l’ordre : le roi, le vaniteux, le buveur, le businessman, l’allumeur de réverbères, le géographe. ↩︎
  18. Faites vous-même votre malheur, Paul Watzlawick ↩︎
  19. Vers une écologie de l’esprit I, Gregory Bateson ↩︎
  20. Ibid. ↩︎
  21. Le sens au présent de l’indicatif – Michel Bitbol ↩︎
  22. La stigmergie : un concept fécond pour pense l’intelligence collective (openedition.org, Samuel Chaîneau ↩︎
  23. LE VIRTUEL ET LES TROIS CERVEAUX | Pierre Levy’s Blog (pierrelevyblog.com), Pierre Levy ↩︎
  24. Small is beautiful, de E.F. schumacher ↩︎
  25. La morale de la pente, Antoine de Saint Exupéry ↩︎
  26. Eloge du conflit, Miguel Benasayag et Angélique del Rey ↩︎
  27. (PDF) L’INFRA-MÉCANIQUE QUANTIQUE, INDÉTERMINISME, NON-LOCALITÉ Mioara Mugur-Schächter (researchgate.net), Mioara Mugur-Schächter ↩︎
  28. Ibid. ↩︎
  29. Nagarjuna. Mettre fin aux controverses – Vigrahavyavartani. Editions du Cerf. Michel Bitbol. ↩︎