Appel

“L’oiseau migrateur, à un moment donné, sent l’appel du nord. Cet appel s’adresse à lui mais regarde l’univers tout entier, puisque le nord se définit par rapport au cosmos. L’oiseau sent l’appel d’une harmonie avec le système solaire. L’appel ressemble à cela, il est dans chaque être qui lui laisse la place, cet universel qui se manifeste en soi.

L’oiseau est génétiquement migrateur, il est structuré ainsi, et je peux le vérifier en laboratoire : la signification est complète. Mais il doit migrer, accomplir cela : la signification est insuffisante. Cette insuffisance va introduire espace et temporalité. L’essence advient à l’existence par cet appel. Elle ne préexiste nulle part. Ce n’est qu’en migrant que l’oiseau met en lumière sa signification.

Rien de mystique dans cet appel. Il ne s’agit pas de s’extraire du bruit du monde pour être en contact avec un pur imaginaire. Il n’y a d’appel qu’au milieu du monde, pris dans le champ des sirènes. Ithaque n’exsite que par le parcours d’Ulysse. Toutes compréhension mystique est erronée, qui voudrait que cesse le bruit du monde pour mieux percevoir l’appel. Ces hommes et ces femmes aux desseins immenses ne sont que des caricatures. L’appel n’existe que dans chaque situation et de façon infinitésimale.

Tout ce qui émerge de l’idéologie de l’individu comme recherche de confort, de pouvoir, de possession n’est pas moralement condamnable, mais va dans le sens de la diminution de la vie, affirme ce qui sature notre existence et empêche l’émergence de l’appel. Le chant des sirènes de notre époque provoque le redoublement de la signification, la saturation de la vie par l’immédiat: il n’est jamais temps d’être.L’homme de l’oubli voudrait faire mille choses mais ne trouve jamais le temps. L’appel pourtant ne saurait venir d’ailleurs. Il est justement la possibilité de détisser cet immédiat, sans tomber dans la peur ou l’espoir d’un au-delà. Notre défi réside en ceci : tenir bon dans l’immédiat tout en faisant en sorte qu’il ne sature pas notre existence.

Ce que nous montrent également les oiseaux migrateurs, c’est la souffrance que crée l’écrasement de l’appel. Dans le film Le peuple migrateur, deux oies qui ont les ailes coupées se jettent dans les grilles de la basse-cour lorsque leurs congénères passent au-dessus d’elles. Une oie de basse-cour comme un saumon d’élevage sont des formes dégénérées, des appels frustrés, interdits. L’homme d’aujourd’hui leur ressemble : l’appel, qui le fonde pourtant, lui est devenu interdit, pour des raisons très diverses mais jamais seulement extérieures. Lorsque l’interdiction vient d’ailleurs, l’histoire nous montre qu’il y a toujours des oies qui meurent pour se libérer et aller vers l’appel. Le problème de l’homme moderne n’est pas de savoir comment éviter qu’on lui coupe les ailes, comment dépasser les grillages de la basse-cour, car les ailes coupées et les grillages sont à l’intérieur de lui-même. Lorsque dans le dialogue de Platon Phèdre démontre qu’il faut aimer raisonnablement, ne pas se laisser emporter, Socrate fait en retour l’apologie de la folie, identifiant la maîtrise au mal. Les hommes, dit-il, sont des anges déchus qui sont dans l’oubli. Certains pourtant sentent la démangeaison des ailes. Cette démangeaison ne peut être apaisée, estompée, écrasée que de l’intérieur. On peut interdire à un homme ou à un peuple de vivre mais jamais – et c’est là la limite de tout pouvoir – on ne peut éliminer en lui l’appel. Nous ne sommes qu’appel.

Jamais les dénonciations scandalisées ne feront fonction d’appel. L’appel est quelque chose que l’on ressent comme l’oliseau migrateur. Il est question là de notre être matériel, de notre point de vue, de notre ancrage corporel dans le monde. Tous les textes, pétitions, «appels» en tout genre, voudraient faire écho dans l’essence des gens. Celui qui n’a pas enseveli cette dimension pourra peut-être, à partir de quelques-uns de ces appels mondains, articuler son devenir. Mais jamais un appel ne vient de l’extérieur. L’oiseau sent l’appel au fond de chacune de ses cellules. L’homme moderne, lui, ne sent plus le monde au fond de lui-même. Non pas qu’on lui cache des choses à l’extérieur, il n’a jamais été aussi informé au contraire. Un des problèmes principaux de la militance et de l’engagement se résume ainsi : tous les appels extérieurs ne pourront jamais fabriquer un appel intérieur. Si nous ne sommes pas capables de développer d’autres désirs, d’autres formes d’agir très singuliers, nous pourrons dire que «ceci empêche la vie», le délimiter très clairement et avoir raison, mais nous échouerons à développer la vie. La vie, le sens et la lutte contre la saturation de la signification ne peuvent s’affirmer que dans la singularité.

Miguel Benasayag – Abécédaire de l’engagement (p36)