Dualité complémentaire

“Il n’existe pas un seul concept, on le sait, qui n’ait son opposé et ne se définisse par lui. Haut et bas, pointu et creux, jour et nuit, constituent des couples, dont aucun membre ne peut être pensé séparément: ce sont des différences et chacune est toujours sous-entendue dans l’autre, l’univers n’étant en somme qu’un miroir où toute réalité prend appui sur son inverse exact, c’est-à-dire son image reflétée.

Dans les coupes Haut-Bas et Pointu-Creux, tout le monde apparentera le Haut avec le Pointu et le Creux avec le Bas. La parenté est saisie en raccourci, avant son explication, si tant est que celle-ci, logiquement parlant, existe, et qu’on puisse dire en quoi, par exemple, ce qui est creux se rapporte à ce qui est bas plutôt quà ce qui est haut. Si nous rangeons les deux couples en colonnes :

CreuxPointu
BasHaut

nous pouvons dire que les termes sont reliés horizontalement par un rapport logique et verticalement dans un rapport analogique. La pensée analogique, du point de vue du raisonnement, est toujours fausse: elle consiste, lorsque deux choses ont un caractère commun, à supposer immédiatement qu’elles en ont d’autres ou qu’elles sont carrément identiques. C’est la pensée hâtive par excellence, qui est cependant le fond de la pensée proprement dite puisque l’esprit ne peut travailler que sur des ressemblances, donc des analogies: toute idée, et même tout élément de langage, est un concept général rassemblant les ressemblants; «maison, moi, chien» désignent toutes les maisons, tous les moi, tous les chiens, etc.

Mais ce qui se trouve à la base de la logique se retrouve plus loin qu’elle: si l’analogie forme l’essentiel de la pensée sauvage et de la pensée enfantine, et marque ainsi autant la genèse de l’individu que celle de l’espèce, elle resurgit lorsque l’explication raisonnée serait longue, ou impossible, et elle sert de recours tantôt comme raccourci, tantôt en vertu de son pouvoir de choc, qu’elle doit à ce raccourcissement même (d’où l’expression «raccourci saisissant»). Le sauvage et l’enfant peuvent penser que la lune est le soleil modifié, la poésie peut dire que la lune «est le soleil de la nuit»: ce qu’on prenait pour raison devient comparaison. L’analogie règne donc là où le logique ne règne pas encore, puis règne à nouveau lorsque le logique ne peut plus régner – dans les domaines de l’art et de la mystique.

Ici c’est naturellement cette dernière fonction qui nous intéresse, et plus on aura de couples logiquement opposés mais analogiquement superposés, mieux la richesse signifiante de chacun des termes apparaîtra, à la faveur de celle des autres. Les concepts apparemment les plus étrangers entreront ainsi dans un rapport de résonance ou d’harmonie, comme un trait devient progressivement un dessin ou comme les notes d’un accord se justifient entre elles.

L’analogie transparaît donc d’un bout à l’autre de notre monde mental et, partant, du monde tout court: des lettres aux chiffres, des couleurs aux sons. Notre S sifflant est de forme serpentine, notre O ressemble à la bouche qui le prononce, notre V, qui rapelle une paire d’ailes, fonctionne presque comme une onomatopée dans les verbes Vivre, Voler, Vouloir; le M qui ferme la bouche, joue le même rôle analogique dans les termes Mort, Mur, Mal. Le mot «maman» rappelle vaguement une succion, comme le mot «mamme» dont il vient, le mot «papa» évoque le P de la puissance. Le Zéro et l’Un des chiffres arabes dessinent respectivement un trou et un homme dressé, tandis que le 6 et le 9, inverses l’un de l’autre, figurent respectivement le sexe et la nouveauté qu’expriment leur nom, et sont ainsi associés par tous les hermétismes, à l’engendrement de l’univers sous la forme du nombre 69 qui est, comme on le sait, l’emblème du Cancer zodiacal en même temps que celui d’un sexe et d’un embryon. Tout cela, bien sûr, doit être prise dans le même sens poétique que les Correspondances de Baudelaire (où je souligne) :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y parche à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Ces multiples correspondances forment un symbolisme au sens propre, les dangers du symbolisme étant ceux de l’analogie. Symbolos, en grec, signifie littéralement «jet-avec», c’est-à-dire, en passant par le latin, soit conjonction, soit, plus exactement, conjecture. Le symbole est ce qui lie ou relie les choses; son inverse grec, notons-le en passant, serait diabolos (le diable), c’est-à-dire ce qui délie, ce qui sépare (le mot a d’ailleurs surtout signifié le «calomniateur» ou même le «menteur»). Or, toujours en suivant l’étymologie, lier les choses entre elles est la fonction de l’intelligence («intelligere», latin : «lier-entre») tandis que les relier (ce qui suppose qu’elles ont été séparées mais qu’en soi elles se correspondent) serait, au sens le plus général et le plus noble, le rôle d’une religion («religare», latin : «relier»). Le chef de la religion romaine officielle – l’empereur – s’est appelé, sans doute pour cette raison, le pontifex maximus, ce qui a donné, naturellement, «souverain pontife», et signifie à l’origine le «grand bâtisseur de ponts» – le pont étant ce qui réalise la conjonction (le symbole) dont on vient de parler. L’univers est ainsi supposé être un texte, autrement dit, étymologiquement, un tissu; les verbes lire et lier ont la même origine, ainsi que le mot loi, car une loi est précisément un lien. Inutile d’expliquer ces recours à l’étymologie; les mots sont eux-mêmes des symboles et leur source est d’autant plus analogique qu’elle est primitive.

Autour du Féminin et du Masculin, qui nous intéressent ici, une des séries de correspondance les plus riches me paraît être la suivante :

GaucheDroite
OrientOccident
FémininMasculin
LiquideSolide
SinueuxDroit
UnicitéPluralité
PassivitéActivité
LunaireSolaire
TempsEspace
ZéroUn
PairImpair
NuitJour
MatièreEsprit
NégatifPositif
ClosOuvert
IntérieurExtérieur

On pourrait allonger ce tableau jusqu’aux limites du vocabulaire. Mais il importe de préciser ceci : les analogies que l’on trouve dans les colonnes verticales ne peuvent s’énoncer qu’en manière de proportion; par exemple: le Féminin est au Masculin ce que la Matière est à l’Esprit. L’idée que la femme est «plus matérielle» que l’homme, idée naturellement absurde, est l’un des nombreux préjugés issus du piège analogique où nous tombons sans cesse, et où la tradition est tombée sans répit. Le préjugé et l’analogie sont d’ailleurs presque identiques, l’analogie étant venue avant la logique, donc avant le jugement: elle pré-juge. Ainsi l’idée que ce qui est à gauche est mauvais (sinistre), ainsi l’identification de la nuit au mal (cf. le verbe «nuire»), ainsi encore la matière considérée comme «inférieure» à l’esprit, etc. A chaque fois, de deux pôles semblables dans deux domaines différents, par exemple la nuit dans le domiane Nuit-Jour et le mal dans le domaine Mal-Bien, on conclut à l’identité des domaines – ce qui est précisément hors de question. S’il n’en était pas ainsi, comment comprendre que l’Un, qui par rapport au zéro se trouve dans la colonne de droite, apparaisse dans la colonne de gauche par rapport à la pluralité? ou que la matière, dans le couple Matière-Esprit, doive être remplacée par l’âme dans l’opposition Âme-Esprit? ou que le temps puisse figurer à gauche, dans la même colonne que la matière, quand l’espace est à droite, alors que la matière paraît (et bien entendu n’est pas) plus spatiale que temporelle?

Tout jugement de valeur porté sur le tableau ci-dessus est donc obligatoirement faux. Un jugement de valeur est l’application des critères Mal-Bien, Laid-Beau ou Faux-Juste, c’est-à-dire l’empiètement des règnes éthique, esthétique ou logique sur des territoires qui leur sont, en soi, étrangers. Le négatif, par exemple, sera immédiatement pris comme un synonyme du mal, ce qu’il n’est évidemment pas en soi, le mal ayant tout autant le bien pour négation. Si d’ailleurs la colonne de gauche doit contenir le Laid, le Mal ou le Faux, c’est uniquement à cause du rôle qu’ils jouent chacun dans son couple propre, et parce que la gauche est aussi le côté du plus bas, de ce dont il faut partir et de ce qui commence, du négatif, etc. Mais comme l’éthique, l’esthétique et la logique n’admettent ni condition ni limite, on est sans cesse tentés d’étendre leur domaine partout: la nuit est laide, mauvaise, fausse, et ainsi de suite. La moindre extensionde ce genre ôterait pourtant toute valeur à la symbolique dont on s’occupe ici, et qu’il faut à présent chercher à rendre explicite.

Remarquons d’abord que les couples Gauche-Droite et Orient-Occident sont loin de n’être que relatifs (ma gauche est votre droite, mon orient est votre occident, etc.). Ce fut l’un des émerveillement de Kant que la gauche et la droite, impossibles à définir scientifiquement, dans l’espace, sans référence à un observateur dont elles seraient la gauche et la droite, eussent néanmoins dans ce même espace une existence objective: il y a des pirales à gauche et des spirales à droite qui, comme nos deux mains, ne peuvent se superposer (nos deux mains peuvent seulement se faire face) – en sorte que l’univers a une gauche et une droite, indépendamment de tout sujet, ou comme s’il était un sujet lui-même.

Jérôme Deshusses – Délivrez Prométhée (page 205)