Source : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00875860/document
Extraits :
” Le jazz se définit donc par un rapport au temps qui est celui de l’éternel retour (symboliquement par une spirale sélectionnant les éléments intéressants et expulsant les autres grâce à sa force centrifuge) et par un rapport tout à fait sain au devenir, c’est-à-dire par un jeu, à l’intérieur même du devenir, qui n’altère en rien les rythmes physiologiques. L’intérêt du jazz est peut être alors de toujours se trouver à la limite de ce qui est en mon pouvoir et ce qui excède mon pouvoir. La musique de jazz prend des risques, se met sans cesse en danger. L’intérêt physiologique pourrait alors avoir un nom : stimulateur de joie, de la joie au sens d’un plaisir mêlé de déplaisir, d’un plaisir qui nous transporte, de la réalisation d’une puissance.”
“Pour Grice, il existe différentes façons de communiquer un sens : par le langage, on peut communiquer quelque chose tout en disant son contraire ou du moins, tout en disant autre chose. Grice examine les modalités d’une telle communication du sens lorsque le locuteur dit précisément autre chose que ce qu’il souhaite dire réellement. Par exemple, à la question « Comment l’avez- vous trouvée ? », répondre « Elle est gentille » ne signifie pas seulement que la personne en question est gentille. Dans cette réponse est implicitement contenu « Elle n’est ni très intelligente ni charmante, mais elle n’a pas été désagréable. » Le problème de Grice est donc celui de comprendre comment fonctionne ce type de dialogue et comment tout ce qui n’est pas dit est pourtant communiqué à l’auditeur. Pour répondre à ces questions, Grice nous dit qu’il faut faire une distinction entre le sens exprimé par l’énoncé et le sens effectivement communiqué : le sens communiqué, sans avoir été explicitement dit, n’existe que dans le cadre « du principe de coopération, du contexte extralinguistique et des intentions de l’interlocuteur ». Nous avons déjà vu que l’improvisation jazzistique répond d’un principe de coopération équivalent à celui qui peut exister dans la conversation. Ce qu’il nous faut désormais analyser, c’est l’idée d’un contexte extramusical qui serait, aussi bien que le principe de coopération, constitutif du sens. De prime abord, on peut déterminer le contexte extramusical comme étant tout ce qui participe du moment d’improvisation sans être ni musicien improvisateur, ni musicien accompagnateur. Les états mentaux des musiciens, l’atmosphère de la pièce, les bruits environnants, le public, constituent une partie du contexte extramusical. Comment penser, à partir de ce que Grice appelle un contexte extralinguistique, que le contexte extramusical influe sur le cours de l’improvisation et donne sens à l’improvisation ? L’idée de Grice est celle qui veut qu’un dialogue ne soit jamais hors d’une situation extralinguistique donnée, qu’il ne soit jamais coupé du monde, hors des préoccupations physiques, psychiques, sociales. Il s’agit de dire que l’environnement au sens de contexte, agit sur le dialogue et permet de lui donner un sens. Le rapport à un contexte extralinguistique permet alors de se situer par rapport aux règles du principe de coopération sur le mode du respect mais aussi sur celui de la transgression. Expliquons. Dans le cadre d’une conversation, transgresser l’une ou l’autre des règles du principe de coopération met en péril la discussion qui devient insensée. Mais, si l’on ouvre notre regard au contexte extralinguistique dans lequel une discussion a toujours déjà lieu, la transgression des règles de Grice devient possible sans mettre en péril le sens communiqué dans la discussion. En effet, c’est désormais le contexte ambiant qui compense la transgression d’une règle en constituant un ensemble de référents commun que chacun peut utiliser à sa guise, et en permettant à l’auditeur de comprendre les intentions du locuteur. C’est par ce procédé compensatoire que le sens communiqué est sauf, malgré un contenu propositionnel qui paraît inadapté à la communication du sens. L’ouverture des analyses du dialogue au contexte dans lequel il a lieu permet d’analyser la façon dont les participants au dialogue se situent par rapport aux règles de coopération : ils utilisent ces règles de façon telle que, combinées au contexte extralinguistique, ces règles leur permettent de communiquer un sens à mots couverts. Savoir utiliser le langage pour communiquer reviendrait alors à connaître les règles de coopération et de savoir les utiliser de façon respectueuse ou transgressive, toujours dans le but de la communication. Cette communication se fera alors sur le mode de l’explicite ou de l’implicite. Le contexte extralinguistique permet alors à l’auditeur d’inférer non pas logiquement mais pragmatiquement sur le sens communiqué. Il en va de même dans les processus de communication qui ont lieu pendant les moments d’improvisation. Les improvisations sont, nous l’avons vu, réglées sur un canevas harmonique et rythmique strict. Ce canevas est déterminé par un thème, le plus souvent très connu. A cet égard, le nom de standards que l’on donne à ces thèmes est plutôt révélateur. Le public de jazz est, majoritairement, un public d’initié qui connaît les standards et qui sait, à n’importe quel moment de l’improvisation, situer la mesure du thème correspondant au chorus. Pour ne donner qu’un exemple, un public de jazz saura, sans se le dire comme tel, que le pianiste a fini son improvisation parce qu’il a joué l’équivalent métrique de deux thèmes et que le trompettiste, qui avait pris le chorus (l’improvisation) avant lui avait également joué deux thèmes. Les codes égalitaires du jazz permettent alors à tout le monde de se repérer à l’intérieur de la séance d’improvisation, y compris au public. Ces repères relèvent encore des règles de coopération dont nous avons parlées tout à l’heure. Que se joue-t-il alors avec le public ? Pierre Sauvanet dans Jazzs écrit : Réciproquement, comme en réponse à ces gestes de musicien, ou comme en réflexe d’appropriation de la force de la musique, il n’est pas rare que, parmi les spectateurs d’un concert de jazz, certains se mettent rapidement à hocher de la tête, battre du pied, s’agiter en tous sens, ou même seulement marquer d’un doigt la fameuse pulsation « swing ». Et les musiciens eux-mêmes, sur scène, ne sont pas insensibles à la salle. Tout se passe comme si la visibilité de la musique était réciproque dans le jazz : les corps rythmant, rythmés, se donnent à voir, sur la scène, dans la salle. Pierre Sauvanet décrit en fait, ici, maladroitement la communication – on pourrait dire avec Denis Vernant et avec plus de justesse « l’interaction langagière » – entre les musiciens en disant que le dialogue qui s’installe entre eux est toujours déjà influencé par le public. Certes il existe d’autres éléments dans le contexte extramusical, mais le public semble l’élément le plus important dans la mesure où les musiciens, « parlent toujours pour, mais surtout par autrui ». Expliquons. Selon la théorie des actes de discours proposée par Austin, les actes illocutoires permettent d’accomplir un acte par le seul fait de dire. En improvisant, les musiciens disent leur individualité, leur égalité par rapport aux autres musiciens, leur maitrise de l’instrument et des règles de coopération du jazz, leur capacité à écouter, leur créativité etc. Improviser est un acte illocutoire dans le sens où, par le simple fait d’improviser, le musicien accomplit son individualité, le fait d’être égal à n’importe quel autre musicien improvisateur au niveau de l’expression et de la création. Personne ne peut douter que le son qui sort de son instrument est celui de la revendication de son indépendance. Ainsi, improviser est un acte illocutoire dans le sens non pas où dire c’est faire mais où improviser, c’est être. A partir de là, en suivant toujours Denis Vernant, le dialogue des musiciens devient un dialogue entre les musiciens et le public : « Anticipant la réaction de l’allocutaire, le locuteur sélectionne ab initio dans le champ des forces possibles une forme particulière qui […] laisse généralement une latitude d’interprétation à l’allocutaire. ». Or ce que Vernant écrit à propos du dialogue verbal semble tout à fait adapté à la musique : l’improvisateur, par la direction qu’il fait prendre à l’ensemble de la séance d’improvisation, anticipe les réactions du public et ajuste ses positions s’il comprend que ses choix n’ont pas été correctement compris, tout cela dans le but de communiquer au public cette idée qui veut qu’improviser c’est être. Howard Becker nous montre bien comment un tel procès de communication peut échouer lorsqu’il écrit : Le public s’offusque souvent de ces variations, soupçonnant que le musicien qui, par exemple, change de tempo pendant une improvisation, ou bien ne sait pas ce qu’il fait et donc l’insulte en se faisant passer pour meilleur qu’il n’est, ou bien que le public ne saura pas ce qu’il est en train de faire, et donc insulte ce public en laissant planer l’hypothèse qu’il est en train de se payer sa tête (crainte fréquente lorsqu’un public se trouve confronté à un art qu’il ne comprend pas).
La capacité méta-discursive de la communication humaine est alors à l’œuvre dans le dialogue comme dans la musique. Le discours, qu’il soit langagier ou musical, est un ensemble d’interactions explicites (comme dans le cas des musiciens improvisant collectivement qui suivent les directions musicales proposées par le premier cornet) ou implicites (comme lorsque l’improvisateur comprend par le biais de regards et par le comportement des accompagnateurs que le public n’est pas réceptif à son discours et qu’il doit l’ajuster).”